«Les cartes sans contact ne sont pas utilisables sur cette ligne.» L’avertissement, affiché sur les murs de la gare de Kōchi, a de quoi surprendre les habitués du chemin de fer japonais. Ici, dans cette ville du sud de Shikoku (la plus petite des quatre îles principales du Japon), le train dans lequel nous nous apprêtons à embarquer échappe au système de paiement unifié en vigueur presque partout ailleurs dans l’archipel. Train, du reste, n’est peutêtre pas le terme le plus approprié : la rame dans laquelle je viens de grimper avec mon fils de 11 ans se résume en effet à une voiture à moteur thermique, dont l’espace passager n’est même pas séparé de la cabine du conducteur. Presque un bus posé sur des rails, ceux de la ligne Dosan, dans sa portion qui longe la côte méridionale de l’île.
Une fois à l’intérieur, il faut prendre un billet numéroté, qui indique la station à laquelle vous êtes monté. Avant de descendre, on vérifie sur un panneau lumineux le tarif, puis on s’acquitte de la somme correspondante dans une caisse automatique. Ce système de facturation est un vestige de l’ère Shōwa (1926-1989), pendant laquelle il a été instauré pour accompagner le développement des chemins de fer sur tout le territoire. Et qui prouve que prendre place dans certains trains permet de découvrir une tout autre facette de ce pays associé au modernisme.
Les Shinkansen, TGV japonais, sont ponctuels
Parce qu’il a été le pionnier du chemin de fer à très grande vitesse, avec son premier Shinkansen entré en service en 1964, le système ferroviaire japonais est souvent synonyme, dans l’esprit du voyageur étranger, de rapidité et d’efficacité. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas tout. Si le visiteur est presque toujours émerveillé du ballet des bullet trains qui avalent les 500 kilomètres séparant Tokyo de Kyoto en deux heures quarante et en respectant scrupuleusement les horaires (le retard moyen sur ce type de train ne dépasse pas la minute), il ignore souvent les lignes locales, fort nombreuses, tout aussi indispensables et ponctuelles, qui sont pourtant un merveilleux moyen de découvrir le pays, en prenant son temps. Et de mieux comprendre, en le partageant, le quotidien de ses habitants. «Nous, Japonais, adorons le rail, affirme Satoru Sone, auteur de maints ouvrages sur le chemin de fer nippon. Les journaux et la télévision, les médias d’information en ligne évoquent avec enthousiasme les chemins de fer. Les cartes du Japon représentent toujours les lignes de train de manière très visible, et le dynamisme des villes est toujours centré autour des gares.
Depuis la mise en service, en 1872, des 29 premiers kilomètres de rails, entre la gare de Shinbashi à Tokyo et la ville voisine de Yokohama, l’archipel a été pris d’une frénésie ferroviaire. Ce sont ainsi pas moins de 10 000 gares de toutes tailles et quelque 30 000 kilomètres de voies, administrées par 218 compagnies différentes, qui strient désormais l’archipel. Un réseau d’une longueur plus ou moins similaire à celui de la France, autre grand pays du rail, mais doté de trois fois plus de gares et réparti sur un territoire un tiers plus petit, et surtout recouvert à 70 % de montagnes et de forêts. C’est dire la densité de son maillage.
Ce système de transport est aujourd’hui, avec 442 milliards de voyageurs-kilomètres (une unité qui multiplie chaque trajet individuel par la distance parcourue), un des plus utilisés au monde, derrière deux géants, la Chine et l’Inde. Il constitue aussi un formidable moyen pour sillonner l’arrière-pays, en s’éloignant des grands axes du tourisme insulaire. C’est ce que l’on découvre à bord du train en forme d’omnibus de la ligne Dosan. Pour faire le trajet entre Kōchi et la minuscule gare d’Awa, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest, notre micheline mettra deux heures, s’arrêtant dans une vingtaine de gares.
L’intérêt du voyage n’est pas tant dans les paysages qui défilent aux fenêtres – successions de bourgades plus ou moins endormies aux maisons à l’architecture disparate – que dans l’impression de plonger dans la vie quotidienne des habitants de ce Japon semirural. Là, c’est un groupe de collégiens en uniforme qui anime le train, d’ordinaire silencieux, pendant un bout de trajet. Quelques arrêts plus loin, une obaa-san (mamie), cabas à la main, grimpe dans la voiture pour aller faire ses courses quelques stations plus loin. Petites tranches de vie qui se mêlent, en arrivant en gare de Tosa, à la grande histoire, cette localité ayant vu naître un certain Sakamoto Ryōma, samourai de son état, qui s’est opposé, au XIXe siècle, au shogunat Tokugawa (les dirigeants de l’archipel à l’époque d’Edo) et est considéré comme un héros national.
À 13h19, pile à l’heure, nous arrivons à la station d’Awa, gare la plus proche de la mer de tout le pays, si petite qu’elle ressemblerait plutôt à un abribus. «Ocha dozo» («Je vous en prie, prenez du thé)», entendon en guise d’accueil de la part d’une dame qui s’occupe de l’entretien d’un local public, et qui met à disposition ce breuvage dans un thermos bien chaud. Juste derrière le quai bordé de palmiers, une jolie plage en croissant longe les rails. Nous restons là, face à l’océan ponctué d’îlots et où flottent quelques bateaux marchands. En cette journée de décembre, le ciel est d’un bleu céruléen, et il fait doux. On se croirait à des annéeslumière de Tokyo, que nous avons pourtant quitté la veille, en Shinkansen. La méditation sera toutefois de courte durée, et nous décidons de revenir à Kōchi, par le train de 13 h 37. Nous avons en effet un autre convoi un peu particulier à attraper.
L’intérêt réside parfois moins dans les paysages que dans la vie à bord
La section nord de la ligne Dosan, qui traverse l’île de Shikoku, puis permet de rallier celle de Honshū (la principale de l’archipel), a au moins deux intérêts pour les amateurs de chemins de fer. D’une part, elle emprunte le grand pont de Seto, impressionnant ouvrage de 13 kilomètres, où les trains circulent sous la chaussée réservée aux voitures, et qui est le plus grand édifice railroute du monde. D’autre part, elle est parcourue par plusieurs convois dédiés à Anpanman. Absolument tous les petits Japonais adorent ce drôle de personnage de manga et de dessin animé, dont le visage joufflu est constitué d’un petit pain fourré à la pâte de haricots rouges (anpan). Une ribambelle d’enfants de 3 ou 4 ans se fait photographier devant les rames peintes aux couleurs de leur héros. Avant d’embarquer pour un voyage qu’ils n’oublieront pas. Dans l’une des voitures «spéciales», où tout a été pensé en fonction du dessin animé, une fillette s’émerveille en entendant l’annonce de bord qui reprend la musique du générique et la voix du héros : «Écoute maman !» Avec mon fils, qui a passé l’âge d’aduler Anpanman, nous prenons place dans une voiture «normale». Et plus calme. Il me parle d’un de ses camarades qui s’est taillé une certaine réputation dans sa classe, car il connaît, dit-il, «tous les trains».
Ce n’est peut-être pas si exagéré que cela, quand on sait l’incroyable fascination qu’exerce ce mode de transport sur les petits Japonais. Dès l’âge de 3 ans, certains mémorisent les noms des gares, des lignes, les dénominations des rames et des locomotives… Allant parfois jusqu’à apprendre les horaires ! La profession de conducteur de train, avec son bel uniforme et ses gestes très codifiés (il suffit de prendre place dans la voiture de tête pour voir derrière la vitre ce ballet du shisa kanko, la très japonaise méthode du «pointage et appel» où l’on désigne du doigt chaque manoeuvre avant de la dire à haute voix) fait partie des métiers les plus désirables pour les petits garçons, juste après ceux de policier et de joueur de base-ball. Une passion partagée par de très nombreux adultes. Il n’est ainsi pas rare de tomber sur un de ces densha otaku (accros aux trains), qui, dès qu’ils ont du temps libre, se rendent en gare ou le long des voies pour prendre en photo les trains, comme d’autres collectionnent les timbres.
Certaines compagnies ont bien compris l’intérêt qu’elles pouvaient tirer de cette passion. Par exemple, dans la préfecture de Shizuoka, à l’ouest de Tokyo, circule une locomotive qui est une recréation du personnage de Thomas, héros de la série animée britannique Thomas et ses amis. Sur les quatre machines à vapeur exploitées par la compagnie Ōigawa Railway – première, en 1976, à avoir remis en service des trains à charbon au Japon – la locomotive grimée façon cartoon fait un tel carton qu’elle éclipse les trois autres. «En ce moment, la locomotive Thomas n’est pas en service, donc il y a peu de voyageurs», nous précise, comme pour s’excuser, un employé chargé de l’entretien des rames, alors que nous montons à bord d’une voiture des années 1930, avec cloisons, plafond en bois et ventilateurs d’un autre âge.
Après avoir chargé en charbon le ventre de la bête, les machinistes, casquettes et lunettes d’époque, font siffler les tuyaux, et nous nous élançons pour un parcours d’une demi-heure, entre les localités de Kanaya et d’Ieyama. Nous remontons une vallée au fond de laquelle serpente une petite rivière, encadrée de montagnes recouvertes de pins. Autour de nous, des arbustes taillés en demi-sphères, semblables à des buis, s’alignent en rangées impeccables : «Admirez ces champs de thé, on a rarement un tel point de vue», commente en direct l’annonce de bord, face à ce trésor qui fait la fierté de Shizuoka – les plantations de la région fournissent 40 % du thé vert japonais.
Si l’on veut profiter du paysage sans la vapeur et sur un trajet un peu plus long, une option simple consiste à monter à bord d’un des trains de l’Odoriko, un service qui relie Tokyo à Izu, une péninsule de la côte orientale, à cent kilomètres à vol d’oiseau de la capitale, très courue pour ses onsen (sources d’eau chaude). Un trajet parfait pour regarder défiler la côte pacifique… Tout en déjeunant. Car s’il y a un rituel imposé quand on voyage dans un train japonais, c’est bien celui de la pause pique-nique. Cela commence en général à la gare, où l’on trouve toujours au moins un stand proposant des ekiben (littéralement «bentos de gare»). Un vrai souci esthétique a été apporté à la confection de ces plateaux. Ils sont surtout une vitrine gustative de la région traversée. Certains gourmets vous diront d’ailleurs qu’ils valent à eux seuls un voyage en train. Ce qui est sûr c’est qu’ils méritent d’arriver en avance à la gare pour prendre le temps de faire son choix. En montant à bord de l’Odoriko, on observe le même réflexe chez tous les passagers : ouvrir la tablette du siège de devant pour y disposer méticuleusement le menu du jour et la bouteille de thé vert froid, ou la bière, qui l’accompagne. J’ai pour ma part opté pour un ekiben à base de poisson et de légumes très colorés, empaqueté dans une boîte noire à double niveau. Un petit papier détaille en japonais chaque ingrédient et sa provenance. Entre ce festin sur la tablette et le bleu sombre de la mer à la fenêtre, le trajet jusqu’à Shimoda, la ville à l’extrémité sud de la péninsule d’Izu, passe comme un rêve.
Les trains de luxe se sont multipliés depuis 20 ans
Signalons aussi qu’il existe une version de luxe de l’Odoriko, le Saphir. Certaines voitures sont équipées de fauteuils rotatifs qui peuvent être orientés vers de larges fenêtres – quasiment des baies vitrées. D’autres disposent de compartiments privés qui sont de véritables suites. Ces trains de luxe se sont multipliés au cours des vingt dernières années au Japon, si bien qu’on en trouve désormais un peu partout. Ils sont très souvent pris d’assaut malgré leurs tarifs exorbitants. Mais pour le visiteur étranger qui vient au Japon en espérant effleurer du doigt ce qui fait, derrière la carte postale, le quotidien de l’archipel, ce n’est de toute façon pas ici qu’opère la vraie magie. Rien ne vaut, au contraire, les lignes régionales, de préférence loin des zones touristiques.
Par exemple, les trains transrégionaux Inaho qui circulent sur l’autre façade maritime de l’archipel, sur la côte ouest, entre les villes de Niigata et d’Akita. Une excellente façon de découvrir une facette méconnue du pays, avec un confort à bord équivalent à celui d’un Shinkansen. Ensuite, si l’on veut reprendre la direction du sud et de Tokyo, on n’hésitera pas à emprunter les petites lignes qui sillonnent les préfectures de Miyagi, d’Iwate et de Fukushima, très touchées par le tsunami du 11 mars 2011, et l’acci dent nucléaire qui s’est ensuivi, et qui peinent encore à voir le retour des touristes. En empruntant, par exemple, la ligne Jōban qui relie Iwaki à la gare de Hananomachi, au sud-est de la ville de Fukushima, et dont le service a été interrompu pendant neuf ans, suite au drame. On parcourra alors le coeur de la région qui fut submergée par les eaux, avant de devoir être évacuée en raison du risque nucléaire. Les séquelles du sinistre sont peu à peu effacées du paysage. Mais en descendant à l’arrêt Futaba, on découvrira une gare flambant neuve, qui est avant tout un symbole : celui de la tentative de faire revivre un territoire… Ce qui est d’abord passé ici par le rétablissement du service ferroviaire. Au Japon, le train est bien plus qu’une machine à arriver à l’heure : un lien vital qui permet de prendre, pour qui s’en donne le temps, le pouls de tout un pays.
➤ Article paru dans le Hors-Série GEO n°47, Où voyager en 2024, de février-mars 2024.
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